J’ai trouvé par hasard dans un ouvrage de Julien Benda acquis récemment, esquisse d’une histoire des français dans leur volonté d’être une nation, ce brouillon de lettre que son auteur anonyme avait laissé dans son exemplaire à destination de Benda.
En voici la retranscription.
Lettre à M. Julien Benda.
Sur l’universalisme de quelques artistes qui se respectent. Et qu’artiste n’est pas certainement synonyme de romantique. Que le Siegfried de Giraudoux lamentant la séparation « des petites principautés allemandes d’autrefois » est un sûr indice de l’attachement du poète, de l’artiste à cette source de pittoresque qu’est le morcellement, autrement dit, à défaut de provinces que sont les nations, c’est croyons-nous une extrapolation un peu vive.
Qu’il y ait des artistes qui ne trouvant matière que dans la préciosité, et qui jugent nécessaire à leur individualisme (pour se réaliser) le bizarre, l’extraordinaire c’est indéniable. Mais souffrez que nous considérions ces sortes d’artistes comme des débutants, des enfants. Vous-même nous invitez à considérer l’artiste comme un enfant; c’est méconnaître que nombre de ces enfants ont fait oeuvre d’homme, ont atteint à une maturité au moins analogue à celles des savants et qui sur ceux-ci présentent l’avantage d’être plus profondément humains. Racine que vous citez avec prédilection pour n’avoir pas écrit l’essai sur les couleurs n’a-t-il pas révélé d’inappréciables vérités ? Il y a un art rationnel n’excluant pas le sens critique et n’étant pas plus arbitraire (puisqu’aussi bien à l’origine il y a un acte de foi dans le même rationalisme) que les constructions des « philosophes de cabinet ». Ce même Descartes dont vous vous réclamez ne nous enseigne-t-il pas la nécessité de sortir un peu dan sla rue – au grand air – et de prendre conscience d’un homme qui n’est pas seulement une géométrie.
J’aimerai savoir comment vous prendriez mon admiration pour le lyrisme, l’élévation de certains passages de votre livre. Gide que vous citez, en le comprenant mal, écrit bien (prétextes) que c’est en devenant le plus universel que l’artiste gagne sa plus parfaite individualité. C’est qu’aussi nous ne saurions être seulement homme, que « l’homme » est un concept vide de toute matière, un cadre possible à toute matière mais sans cette matière car sans devenir un individu n’est rien.
« les concepts sans intentions sont vides »
J’entends bien, et c’est ce que signifie Gide, que l’individu doit tendre à la plus large individualité c’est-à-dire autant que possible réaliser l’homme. Tenir compte du cadre. Et cela il ne peut accomplir qu’en renonçant le pittoresque des clochers.
Comme vous reconnaissez qu’à défaut de clochers nous avons maintenant des nations je pense que vous reconnaitriez qu’à défaut de nations nous aurions une Europe qui s’opposerait (…) ((mot illisible)) au reste du monde. Songez au pittoresque d’une Europe ainsi conçue. C’est ce pittoresque qui tente si fort certains de nos écrivains penchés sur le communisme. Mais ne croyez-vous pas plutôt que le vrai mouvement de l’artiste, le nôtre du moins, n’est pas de s’attacher au pittoresque à de petite religions municipales (ce qui par l’acte de foi que cela réclame serait favorable à votre Europe) mais bien de renoncer le monde ainsi conçu au profit du « moi ». C’est la comptabilité de ce moi avec l’idée d’Europe que vous vous refusez d’admettre ?
Mais au fond ce qui vous gêne c’est que nous ne soyons pas nationalistes, et prophètes de la « plus grande nation ». Voyez-vous, Monsieur Benda, pour nous l’Europe même ne serait encore qu’une nation. Nous savons assez de géographie pour nous rappeler qu’il y a de par le monde d’autres hommes, d’autres terres. C’est à l’Univers que nous travaillons, c’est à l’Univers qu’ont travaillé nos maîtres. Je ne sache qu’Eschyle, Sophocle, Goethe, pour ne prendre que des dramatiques aient visé à l’établissement de quelque nation, si vaste soit-elle. Mais l’accord qui se fait dans le monde entier sur la splendeur de leur pensée n’est-ce pas là un élément plus sérieux encore pour l’organisation de l’Univers.
Ne vous égarez-vous pas, et pour un rationaliste ne vous contredisez-vous pas dangereusement, lorsque vous réclamez de vos prêtres futurs un renoncement à toute recherche de la vérité au profit de la solidité des nouvelles idoles qu’ils devront proposer à la puissance d’adoration des foules ? » Vous devez être des apôtres. Le contraire des savants. »
Le jeu est dangereux. Il réintroduit au sein même du rationalisme (dont vous pensez qu’il sera à la base d’une société future européenne) l’irrationnel. Mais c’est la porte ouverte aux passions, aux excès de toutes sortes, en ce sens que c’est la justification. Si vous vouliez être cohérent, comme nous le sommes en poussant au plus strict individualisme la philosophie de notre art. Vous aboutiriez à la conclusion qu’il faudra pour réaliser l’Europe faire de tous les européens des mathématiciens.
Lorsque vous chassez les artistes de votre Europe vous me faites l’effet de ces nationalistes qui n’ont pas assez d’invectives contre les purs écrivains. cf Mauras et Gide. La querelle du peuplier. Où l’aveuglement (l’acte de foi) peut conduire un homme qui prétend à l’intelligence, un comme vous parlez à la cléricature.
Mais, grâce à Dieu, il nous restera toujours le monde. Et votre plus vaste nation, je le suppose, aura encore maille à partir avec (mettons que le reste des terres s’unifie aussi selon les continents l’Asie, L’Afrique, les 2 Amériques et l’Australie sans compter les terres polaires vraiment négligeables). Pour l’unification dernière, qui restera bien à faire ou alors pourquoi n’en être pas resté à nos clochers, le monde aura encore besoin de nous. Et pourtant nous ne sommes pas apôtres. Nous voulons au contraire qu’il n’y ait pas d’équivoques. Mais nous sommes aussi nécessaires à un système rationaliste que le manuel de psycho du père Dumas ou que votre essai sur le Bergsonisme.
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